Les portes et la muraille de Damas

« Les portes et la muraille de Damas : un patrimoine à redécouvrir »
Jean-Michel Mouton, Directeur d’études, Ecole Pratique des Hautes Etudes
résumé d’un article paru dans Archéologia n° 473, janvier 2010
Depuis deux millénaires, l’enceinte de Damas n’a cessé d’être démantelée, reconstruite, redessinée, mais elle constitue aujourd’hui encore un élément majeur du patrimoine syrien et enserre sur près de quatre kilomètres et demi la vieille ville de Damas, qui serait selon la tradition locale la plus vieille ville de l’humanité.
L’enchevêtrement des constructions adossées à la muraille, tant intérieure qu’extérieure, ou perchées sur les portes a rendu particulièrement complexe l’étude de ces vestiges intégrés peu à peu à l’habitat privé d’une ville toujours vivante et en perpétuelle évolution.
Les plus anciens témoignages encore visibles remontent à l’Antiquité : selon la tradition, la ville de Damas était percée de sept portes chacune dédiée à une divinité astrale dont une statue se dressait au-dessus de l’entrée. Le vestige le mieux conservé de ce passé est l’arc de triomphe à trois arches de Caracalla connu aujourd’hui sous le nom de Bâb Sharqî ou « Porte orientale » situé à l’entrée de la rue droite, l’antique decumanus, dont le pendant se trouvait à l’autre extrémité de cette artère à Bâb al-Jâbiya.
De loin en loin, en suivant le tracé actuel, de gros blocs antiques, servent de fondation à l’enceinte, mais il est fort probable qu’ils ont été réutilisés à l’époque médiévale. Depuis des millénaires, Damas est une carrière à ciel ouvert où l’on n’a cessé de réemployer les mêmes matériaux. Cette muraille antique est pourtant bien celle sur laquelle buttèrent les conquérants arabes lorsqu’ils assiégèrent la ville en 635. Il fallut que les armées de l’Islam dirigées par le célèbre général Khâlid b. al-Walîd campent à chacune des sept portes de la ville pour parvenir finalement à y pénétrer après d’âpres négociations. C’est encore derrière ces murs que s’installa, de 660 à 750, la capitale de la première dynastie de l’Islam, celle des Umayyades, dont l’Empire s’étendait du Maghreb à l’Indus. La chute de la dynastie fut cependant fatale à la muraille antique : le nouveau pouvoir, celui des califes abbassides, installé à Bagdad, décida, après s’être emparé de Damas, d’en démanteler les remparts.
La période de décadence que connut la ville de Damas entre le milieu du VIIIe et la fin du XIe siècle ne permit pas de redonner à cette ligne de défense sa puissance originelle.
Il fallut attendre l’époque des Croisades pour que les Damascains prennent véritablement conscience de la faiblesse de leur système défensif. Damas qui jusque-là était située au cœur du dâr al-islâm se retrouva après la Première Croisade de 1099 et la fondation des Etats latins sur les côtes palestiniennes en première ligne. Elle fut même directement menacée en 1148 par les Francs de la Deuxième Croisade qui en firent leur principal objectif. La ville fut assiégée par Louis VII, roi de France, Conrad III, roi d’Allemagne et Baudouin III, roi de Jérusalem à la tête d’une armée considérable. Si elle ne fut pas prise, ce ne fut pas grâce à la puissance de ses fortifications, mais à cause des divisions de ces princes qui se disputaient déjà sur le nom du futur seigneur de Damas.
Le prince turc Nûr al-Dîn qui prit peu après, en 1154, le contrôle de la ville amorça une refonte totale du système de fortification qui se poursuivit sous ses successeurs, les princes ayyoubides. Damas fut ainsi, durant près d’un siècle, du milieu du XIIe au milieu du XIIIe siècle, le laboratoire de nouvelles techniques, à un moment où les progrès dans ce domaine étaient fulgurants, tant en Orient qu’en Occident. La perception que l’on a aujourd’hui des portes et des murailles de Damas est largement celle de cette époque.
Les travaux les plus importants touchèrent la muraille dont le tracé fut largement redessiné, donnant selon toute vraisemblance aux limites de la vieille ville de Damas la forme ovoïde qui est encore la sienne aujourd’hui.
C’est cependant sous Saladin et ses successeurs, les Ayyoubides, qui régnèrent sur la cité jusqu’en 1260 que Damas retrouva pleinement son rang de capitale de l’Orient musulman. La ville se couvrit alors de monuments nouveaux comme les madrasas où l’on enseignait le droit musulman et où bien souvent l’on enterra les princes de la dynastie.
Le frère de Saladin, al-Malik al-‘Âdil, fit reconstruire, dans l’angle nord-ouest de la ville, la citadelle, édifiée en 1078 par les Turcs, la dotant d’un bel appareil à bossage que l’on peut encore aujourd’hui admirer.
Les ultimes travaux effectués sur la muraille datent des derniers siècles du Moyen Âge. Les sultans mamlouks qui régnaient alors sur l’Egypte et la Syrie se contentèrent le plus souvent de restaurer, avec des moyens de fortune, les pans de mur qui menaçaient ruine ou les tours qui s’effondraient.
La seule œuvre notable de l’époque mamlouke fut la transformation en 1323 de la contre-escarpe ayyoubide en une seconde muraille, dont il ne reste malheureusement plus de traces. Toutefois les voyageurs occidentaux des XVIe et XVIIe siècles qui décrivent ces deux murailles indiquent qu’elles n’étaient séparées que de quelques mètres et que la muraille extérieure avait 7,5 m de hauteur contre 8 pour la muraille intérieure.
La fin du Moyen Âge et les premiers siècles de la période ottomane ne semblent pas avoir marqué de façon notable l’histoire des portes et de l’enceinte de Damas, désormais noyées dans une vaste agglomération qui depuis longtemps déjà était sortie de ses murailles. Au milieu du XIXe siècle cependant, les gouverneurs turcs réformateurs voulurent percer de grandes artères. Dans les années 1860 les deux grands souks Hamidiya et Midhat Pasha furent ainsi ouverts entraînant la disparition totale de la porte de Bâb al-Nasr qui avait été ouverte par le célèbre sultan Saladin au sud de la citadelle. De même, la plupart des bâshûra édifiées par Nûr al-Dîn furent rasées en même temps que l’on « désemmurait » les arches de Bâb Sharqî. L’ultime destruction fut celle de Bâb Kaysân : les pèlerins occidentaux avaient en effet identifié le lieu de la fuite de saint Paul évoqué dans les Actes des Apôtres avec cette porte parce qu’elle donnait alors sur le quartier juif. Dès le début du mandat français, dans les années 20, il fut aussi décider de transformer ce lieu de vénération chrétienne en une église dédiée à saint Paul.
Depuis leur inscription au patrimoine mondial de l’Unesco en 1979 avec la vieille ville de Damas, les portes et l’enceinte de Damas sont désormais protégées et ont fait l’objet au cours des dernières décennies de nombreuses restaurations. Il reste désormais à en écrire l’histoire ! C’est la tâche que s’est fixée, depuis le début de l’année 2008, une équipe franco-syrienne. L’étude pluridisciplinaire conduite sur ces vestiges combine une approche architecturale et archéologique aux très riches données textuelles. Les inscriptions monumentales laissées par les princes de Damas sur ces monuments au moment de leur construction ou de leur restauration, les gravures et les photographies prises dès le milieu du XIXe siècle, les archives des plus illustres orientalistes français ayant travaillé sur le sujet comme Jean Sauvaget, Janine et Dominique Sourdel ainsi que les chroniques médiévales sont confrontées aux relevés et aux sondages dans le but de reconstruire l’histoire complexe de ce patrimoine.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *