Les Bacchantes d’Euripide

 Sur Les Bacchantes d’Euripide

par Simone Videau-Jehel,

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 La Comédie Française a créé au printemps 2005 la tragédie d’Euripide, Les Bacchantes[1][1]. Ceci ne pouvait pas laisser indifférent et nous avons assisté à cette représentation. Au sortir de celle-ci, un peu gênés et par la pièce et par les choix du metteur en scène, nous avons considéré qu’il fallait tirer au clair, s’il était possible, les intentions de l’auteur aussi bien que les options de mise en scène qui nous avaient été proposées. Je ferai une tentative dans ce sens.

Euripide est considéré comme le tragique qui descend de la montagne pour parler aux hommes de ce qu’ils sont, de leur caractère et de leurs soucis dans la ville. On cite les vers touchants de la vierge Polyxène sous le couteau du sacrificateur, l’émotion d’Andromaque abandonnant à la mort son tout jeune Astyanax. Mais le ton et le sujet de la pièce Les Bacchantes vont au-delà de la reprise d’une légende et de l’expression du sentiment. Dernière pièce d’Euripide, écrite lors de son exil thrace[2][2], celle-ci semble prendre des distances pour aller à l’essentiel. Et l’essentiel, c’est de retrouver la grandeur pure de la tragédie athénienne, l’esprit d’Eschyle. Et ses sujets sublimés de l’homme face aux dieux. Ici de l’homme face à un dieu.

Cette œuvre est inspirée d’Eschyle d’Eschyle et d’Eschyle[3][3], au point même d’en utiliser le style. Tirée de la légende thébaine, elle peint la reconnaissance tragique de la religion dionysiaque[4][4]. À l’origine : deux pièces, non deux tétralogies de celui-ci, les deux ayant pour centre Dionysos. La plus connue porte sur Lycurgue, avec les Edônoi, les Bassarai, les Neaniskoi et le drame satyrique Lukourgos, dont on n’a que des fragments, mais des fragments significatifs. Lycurgue, roi de Thrace, pour avoir méprisé et capturé Dionysos, pris de folie, tua son propre fils à coups de hache, croyant détruire un pied de vigne. L’autre tétralogie aurait traité précisément du drame thébain : Sémélé ou les Hydrophoroi décrivait la naissance de Dionysos ; dans la deuxième pièce, on voyait les Xantrai ou fileuses de laine, servantes de Sémélé, veillant sur l’honneur de celle-ci pour la défendre des calomnies d’Héra, se retirer finalement dans le Cithéron comme les Bacchantes d’Euripide ; Pentheus, ou Penthée, montrait le roi de Thèbes rebelle à la religion dionysiaque, et dans les Trophoi ou nourrices de Dionysos, les personnages traités de façon comique se différenciaient des Xantrai : devenues vieilles, elles cherchaient à retrouver leur jeunesse grâce à Médée. Donc le sujet a été traité par Eschyle, et si Euripide concentre la tétralogie de son prédécesseur en une seule pièce, il en donne bien les référents.

Le thème paraît être en effet le refus d’une religion, d’une soumission à un dieu qui détruit l’ordre de la ville de Thèbes. Et l’on songe aux débats entre Antigone et Créon. Mais ici le débat est plus intérieur, il concerne l’individu plus que la ville ; même si le personnage central est grand par sa place de roi et nous émeut d’autant plus, il est un exemple. La marque de la sagesse eschylienne, sinon de la philosophie, est le renvoi constant du singulier au pluriel. Penthée commet une faute, il ne lui est pas reproché de rejeter un dieu et sa religion étrangère, le chœur et les autres personnages montrent qu’il ne respecte pas les dieux, theoi. Et la grande faute de l’homme est bien celle-ci : pris d’atè, il s’élève au-dessus de son rang de mortel, et il est abattu.

 

La pièce est organisée avec autorité autour des personnages en lutte, Penthée et Dionysos.

Ils se présentent chacun par un monologue : Dionysos d’abord dans une affirmation majestueuse de sa religion et de ses intentions à Thèbes, auprès du tombeau de sa mère Sémélé brûlée par la foudre de son amant céleste ; Sémélé dont les sœurs n’ont pas reconnu l’union avec Zeus et qui l’ont calomniée – Sémélé qu’il vient venger.
Puis Penthée un peu plus loin, à partir du vers 247, dans une condamnation de cette religion qui sème le désordre dans sa ville (v. 247-261).
Au centre de la pièce, leur dialogue, pendant plus de cinq cents vers( v. 432-975).
Déclenché par l’arrivée du Serviteur qui traîne le dieu pris dans un filet, il s’instaure avec vivacité, par l’échange stichomythique où les vers se répondent avec reprise de termes ou jeu sur les mots. Penthée semble avoir la situation en main, et fait enfermer celui qui s’est fait passer pour un étranger dévoué à Dionysos.
Après cette première période, le plateau reste presque vide, occupé par le Chœur qui déplore la violence de Penthée. Le palais du roi semble garantir sa force. Mais des cris éclatent brusquement, Dionysos appelle les Bacchantes, l’étranger est libre : il leur révèle le premier délire du roi berné par le dieu : Penthée a cru l’attacher alors qu’il liait un taureau.

Un dialogue, plus serré encore, s’institue dans les vers 642 à 846. L’étranger aux jolies boucles (Dionysos) a montré sa puissance. Penthée ne l’a que vaguement compris. Pourtant le récit du Messager (v. 661-774) vient corroborer encore la réalité de cette puissance : ce berger, voulant complaire à son maître, a cherché à se saisir d’Agavé et a déchaîné la violence incroyable des Bacchantes. Mais ces nouvelles ne font qu’exciter le désir que Penthée a de vaincre. Et Dionysos cherche désormais à mener à la mort le roi que rien n’a apaisé.

Le dialogue reprend donc encore, mais de façon plus étrange : Dionysos a persuadé Penthée de se travestir en femme pour mieux surprendre les Ménades. Il l’a pris dans le filet de la mort en le laissant aller jusqu’au bout de son désir, et il joue avec lui comme un chat avec une souris.

On voit le retournement de la situation depuis le début de ce dialogue : c’est maintenant Penthée qui est maîtrisé par Dionysos.

Liée à Penthée dont elle est la mère et à Sémélé, mère de Dionysos, dont elle est la sœur, Agavé est aussi un personnage essentiel. La vengeance de Dionysos s’exerce simultanément sur ces deux personnes qui d’une certaine manière sont conjointes, Agavé et Penthée, qui ou bien sont réellement présentes sur la scène ou bien qui la remplissent par les récits qui en rapportent les vies. Agavé n’a pas l’importance tragique de Penthée car elle n’a pas eu la force de résister ; elle a été immédiatement prise du délire bachique et a gagné la montagne du Cithéron, dans l’absolue dépendance de Dionysos. Elle est la victime et l’instrument du dieu, sur elle et par elle s’exerce la vengeance de Dionysos. C’est pour la saisir que se déchaîne la violence de Penthée et de son exécutant, le serviteur berger. C’est elle qui dépèce le corps de Penthée comme il apparaît dans le récit du Messager. C’est sur elle et sur sa douleur que se termine la pièce, Penthée n’étant plus présent que par son cadavre écartelé.

D’autres personnages animent le dialogue et la réflexion, en particulier le père d’Échion, père de Penthée, Kadmos, le fondateur de la grandeur thébaine par sa victoire sur le dragon et les dents semées de celui-ci qui, métamorphosées en hommes au contact de la terre, forgèrent la noblesse de Thèbes. Il intervient au début et à la fin de l’œuvre, encadrant le dialogue central. Il entre sur scène après l’apparition initiale de Dionysos, au côté d’un vieillard non moins célèbre, Tirésias, le devin (qu’on voit également dans l’autre mythe thébain bien postérieur, celui d’Œdipe). Tous deux analysent la situation, et décident par prudence de rejoindre les Bacchantes, malgré le ridicule de mimer la jeunesse quand elle est bien loin.

Kadmos est également présent dans la dernière scène auprès d’Agavé, scène extrêmement délicate et touchante dans laquelle il ramène celle-ci à la raison, lui faisant voir ce qu’elle porte dans les bras et qu’elle prend pour une tête de lion. Il annonce alors la fin de la première dynastie thébaine, contraint qu’il est d’en quitter le territoire pour accomplir sa destinée.

Autour d’eux, le Chœur des Bacchantes qui donne son nom à la pièce. Servantes du nouveau dieu, elles semblent faire partie de son cortège qui vient de Thrace. Bien que chassées par Penthée, elles ne quittent pas la scène, participant le plus souvent en arrière-plan aux événements (320 v.), pour déplorer l’inconscience du roi et chanter l’Évohé de Bakkhos ; elles sont aussi personnage à part entière (260 v.), interlocuteur de Dionysos au moment de l’ébranlement du palais, et du Messager qui raconte la mise à mort du roi. Elles sont prises à partie par celui-ci parce qu’elles font preuve d’indifférence à l’égard de leur maître. Enfin, opposées à Agavé encore dans le délire, toutes Bacchantes qu’elles soient, elles crient leur effroi devant le meurtre que celle-ci, sans le savoir, vient d’accomplir.
La pièce s’articule donc pour le spectateur autour du palais de Penthée et plus précisément autour de sa destruction : il est ébranlé et partiellement réduit en ruines au vers 585, c’est-à-dire à peu près à la fin du premier tiers de la pièce. Mais si cet ébranlement est significatif et avertit bien de la menace divine qui pèse sur le rebelle, la fin de Penthée ne se réalise qu’après un long combat avec le dieu au deuxième tiers de la pièce, la troisième partie consistant, pour les personnages restants, en une prise de conscience et une déploration sur les malheurs horribles qu’ils viennent de subir.

Cette pièce est donc vraiment remarquable par l’équilibre entre dialogues, tirades ou monologues et parties de chœur aussi bien que par le sens de la montée tragique.

La montée tragique définit la lutte entre le dieu et l’homme. Pour la saisir, et percevoir tous les artifices dans lesquels peut s’enfermer l’esprit humain, il n’est que d’observer Penthée écartant tout ce qui serait preuve d’une puissance supérieure. Le palais s’est effondré, « l’étranger » a été mystérieusement délivré ainsi que les Ménades. On peut voir en cela une manifestation de Dionysos qui cherche à se révéler avec éclat. Ces premiers miracles pourraient amener Penthée à la religion de Dionysos ; mais, cœur trop endurci, il résiste. D’où une discussion très âpre entre les deux protagonistes à partir du vers 645.

À Penthée ironique et méprisant qui commande de fermer les portes de la ville, Dionysos répond, faisant effort pour lui ouvrir les yeux :

Τί δ’οὺχ ΄υπερβαίνουσι καί τείχη θεοί[5][5] ;

Eh quoi ! Ils ne passent pas au-dessus des murs, les dieux ?

Puis survient Le Messager – un berger – que « l’étranger » lui recommande d’écouter : son récit pourrait servir encore de preuve de la divinité de Dionysos. Il arrive du Cithéron, la montagne proche de Thèbes où se sont installées les dévotes de Bakkhos, et commence une narration qui, en trois temps, va démontrer qu’il n’est pas raisonnable de s’attaquer à ce dieu et à son cortège :

Il se dit d’abord frappé par la présence toute-puissante des trois femmes proches de Penthée, Agavé, Ino et Autonoé, à la tête des trois chœurs, qui parcourent la montagne, et souligne que, contrairement à l’opinion du roi, elles se comportent chastement, σωφρόνως. Elles offrent leurs seins aux petits d’animaux, celles qui ont abandonné leurs enfants. De plus elles font des miracles, font surgir une source d’eau, une source de vin, une source de lait (v. 704-710), et même font couler le miel des branches.

Le messager, tout serviteur obéissant qu’il est, fait appel à un revirement d’esprit chez Penthée :            « Ah ! si tu avais été présent, le dieu que maintenant tu blasphèmes,

tu lui voudrais adresser des prières ! » (v. 712-713)

Dans la deuxième partie de son récit, il décrit les effets de son attitude dévouée au maître : voulant s’emparer d’Agavé pour plaire à Penthée, les bergers ont déclenché la violence des Bacchantes, qui se sont saisi des bêtes, et les ont déchirées. Elles sont capables d’écarteler les bœufs de leurs mains nues.

La troisième preuve de leur force est l’attaque du village. Les javelots des hommes ne peuvent les atteindre. Elles font fuir les hommes : le poète marque bien par la proximité des deux mots ce qu’il y a d’inconvenant : γυνάικες ά̀νδρας.

La conclusion est évidente : si l’ordre normal est renversé, c’est qu’un dieu agit avec elles : ου̉κ ά̀νευ θεω̃ν τινος. Seule la présence et l’intervention d’un dieu peuvent expliquer cette révolution. D’où la supplication du berger :

Reçois donc ce dieu, τόν δαίμονα, dans la cité, ô maître,

car il est grand,      ὲστιν μέγας.

Et le Chœur renchérit dans des vers essentiels :

Διόνυσος ́ήσσων ούδένος θεω̃ν ́έφυ. / Dionysos est né l’égal des autres dieux.

La réponse de Penthée restant intransigeante, Dionysos s’efforce encore de dessiller ses yeux :

« je dis qu’il ne faut point porter les armes contre un dieu, mais rester tranquille » :

ὸύ φημι χρη̃ναι σ̉̀ όπλ̉ επαίρεσθαι θεώι

̀αλλ ̉̀ησυχάζειν  (v. 788-789).

La pensée est encore la même au vers 795, où les deux entités s’opposent bien, mortel contre dieu :                   θνητός  ̉̀ών θεώι.

Le vers 635 le redit encore :   πρός θεόν ̉ών ̉ανήρ.

La tension monte dans ce dialogue stichomythique.

Dionysos fait des efforts vers Penthée,

lui donnant des conseils : « je ferais un sacrifice », θύοιμ̉̉άν  (v. 794),

glissant des menaces : « les Bacchantes feront peur aux hommes » (v. 798),

lançant des promesses : « je les amènerai vers toi » (v. 804),

lui révélant de façon à peine voilée ce qu’il est : « je suis d’accord avec le dieu » au vers 808.

Le dieu va jusqu’à l’extrême limite pour aider Penthée à qui il a dit :

je veux te sauver, σω̃σαι σε θέλω, vers 806.

Mais Penthée a déjà perdu la conscience de ce qu’est un homme : il entre dans l’erreur, l’̉άτη, l’incapacité de voir clair.

Il ne peut découvrir qu’un piège dans l’attitude du dieu, et aux dernières tentatives de Dionysos il s’écrie : Apportez-moi des armes, qui répond au vers 789 cité plus haut. La persuasion par la logique et la douceur ne peut l’atteindre.

Le tournant de la pièce et la condamnation du roi se déclarent précisément au vers 810 avec un seul A de Dionysos. Cette interjection, ce soupir peut-être de déception devant l’enfermement de l’homme, entraîne l’élaboration du piège de la part du dieu. L’attitude de Dionysos change. Il entre dans le jeu de Penthée, et dès lors Penthée perd conscience de la réalité. Et il est émouvant que Penthée ait vu le piège où il n’était pas, et ne le voie pas là où il est. Il croit voir le piège quand l’interlocuteur lui propose de changer d’attitude, mais il ne le distingue pas justement quand celui-ci entre dans ses vues. Or le piège se définit toujours par l’imitation de ce qui est habituel, par la poursuite excessive du mouvement entamé qui mène à la chute, par l’apparence de la réalisation du désir effréné.

Il est donc bien évident que Penthée mourra de sa passion, le μέγαν έρωτα du vers 813. L’esprit de Penthée est trouble, il veut voir les Bacchantes, il ne peut les imaginer que εξωϊνωμένας, ivres, mais avec chagrin, λυπρώς. D’où la remarque fine du dieu : Tu verrais pourtant avec plaisir ce qui te navre ?

Et il accepte le scénario de Dionysos : il se travestit en femme, après une seconde d’hésitation, dans l’espoir de se mêler aux Bacchantes sans être remarqué (v. 821, 822, 836).

Le châtiment est annoncé dès le vers 823, « prends garde qu’elles ne te tuent »,

μή σέ κτάνωσιν.

Mais le risque tragique est encore seulement possible, car d’une part le travestissement de Penthée en femme a des résonances comiques, sa ceinture est mal nouée, la boucle de ses cheveux est défaite (v. 830…), et d’autre part au vers 845 le sort ne semble pas joué, Penthée entrant dans le palais sans avoir encore pris de décision définitive.

Cependant, si nous ignorons ce que Penthée va décider, le dieu, lui, annonce clairement la mort de Penthée au Chœur des femmes resté sur la scène :

Γυναι̃κες,  ά́νηρ εὶς  βόλον  καθίσταται  /  Femmes, l’homme tombe dans le filet.

S’opposent les femmes à l’homme encore une fois, les Bacchantes chasseresses ont tendu le filet. Mais cette métaphore est constante dans la tragédie grecque pour parler du destin. L’ὰτή est le filet dans lequel se prend l’homme.

 

Si l’on veut comprendre Les Bacchantes, dans l’esprit de la Grèce antique, il faut saisir en profondeur que nous assistons à la révélation d’un DIEU. J’ôte la majuscule initiale pour garder l’insistance avec des majuscules à toutes les lettres. Dionysos est ΘΕΟΣ et il faut le révérer comme tel, il est un des douze Olympiens. Sa mythologie est particulière, ses mystères aussi, mais il est DIEU. Euripide ne cesse de le redire. Il fait des miracles. Il a des servants qui lui sont dévoués parce qu’ils l’ont reconnu.

Pour saisir la force de la pièce d’Euripide, il faudrait pour ainsi dire transposer cette tragédie dans l’ordre biblique ou chrétien. Il faut sentir la force de la révélation, ou de l’épiphanie du dieu. Le dieu est méprisé, il est même jeté en prison, mais il est dieu, il ébranle sa prison, défait ses liens, libère ses fidèles. Puis il menace et exécute. Car les dieux grecs n’ont pas de pitié pour celui qui perd sa conscience d’être homme, c’est-à-dire mortel, βροτός.

Si l’on perçoit l’immense gravité des faits et leur immense réalité, la tragédie devient limpide, et l’angoisse du spectateur monte. La dérision, l’abaissement de Penthée troublé par le dieu au point de se travestir en femme, ne peuvent faire rire : ils traduisent la perte de conscience, l’άτη, l’égarement, mais aussi la tromperie, parce que le dieu égare en usant de la volonté folle de l’homme qui oublie comment se délimite son existence.

Or celui qui détient le pouvoir ne souhaite pas le voir dévalué ou aboli par un autre, serait-il dieu. De là l’αγών de la tragédie, le combat entre l’homme et le dieu, entre le roi et le dieu. C’est le combat entre Prométhée et Zeus. Prométhée est enchaîné par Zeus car, tout dieu qu’il soit, il n’est pas l’égal de Zeus.

Généralement la sympathie va au faible, et donc à l’homme qui se débat, mais ici la situation est plus complexe, puisque Dionysos se fait homme, s’abaisse lui-même pour mettre davantage en évidence le caractère caché et sublime du dieu. Pour que la tragédie soit excitante au spectateur, même si par définition nous en savons l’issue, il faut qu’il y ait une apparence d’équivalence de pouvoir entre les protagonistes. Ce qui explique sans doute la situation première posant un Penthée roi et tout-puissant, et un dieu menacé et même jeté en prison avec ses fidèles.

Le fléau de la balance est rendu par les « jérémiades » de Cadmos et Tirésias : eux savent de par leur vieillesse et leur profession qu’il y a danger. Et, dès les premières scènes, ils en avertissent longuement le spectateur : le pouvoir de Penthée est fragile.

Ils annoncent ce qui sera la conclusion du Messager une fois le drame accompli, Euripide achevant le cercle de façon parfaite. Aux vers 1151-52, le Messager, qui a fait le récit de la mort et du dépècement de Penthée, annonce la venue à Thèbes d’Agavè avec son triste trophée – la tête de son fils plantée sur son thyrse – et préfère s’éloigner sur ces paroles :

Τό σωφρονείν δέ καί σέβειν τά τών θεών

Κάλλιστον, οίμαι δ’ αύτό καί σοφώτατον

Θνητοίσιν είναι κτήμα τοίσι χρωμένοις.

Garder la mesure et honorer les dieux, est le mieux,

C’est aussi, à mon avis, le plus sage pour les mortels…Mais, une fois établie la force de la divinité par son essence même d’être dieu, puisque les injonctions de la sagesse ne font pas de différence entre les dieux, on peut se demander : quel est ce dieu ? qui est Bakkhos ? Dionysos ? en quelques mots.Et c’est alors du fait de sa caractérisation que l’on pourra chercher d’autres interprétations. Certaines mises en scène novatrices pourront nous y aider.
Dionysos est d’abord dieu de la fécondité naturelle ; par la fleur – il est alors dit άνθιος, par le fruit – il est dit κάρπιος, par l’arbre εΰδενδρος. Il est tout fluide naturel, υγρά φύσις, la sève du jeune arbre, le sang battant dans les veines par exemple. Mais il est aussi dieu de l’ωμοφαγία, le dieu du manger cru, ce que font les bêtes sauvages. Il est d’usage dans ses cérémonies rituelles de manger des animaux comme des faons, des chevreuils ou des taureaux, c’est-à-dire des animaux incarnations du dieu.

Le nom Βάκχος fait manifestement problème. D’aucuns le considèrent comme d’origine inconnue, peut-être thrace. Pour Dodds[6][6] il est l’équivalent lydien de Dionysos.

Et que signifie être bacchant, c’est-à-dire Βάκχος ou Βάκχη ? Réussir la communion avec le dieu qui transforme son dévot en être habité par lui. Cependant les vers 726-727 me frappent particulièrement : πα̃ν  δέ  συνεβάκχευε  ό̀ρος

καί θη̃ρες, ὸυδέν δ̉ η̃ν  ̉ακίνητον δρόμώι..

La montagne entière devenait Bakkhos. Et les bêtes sauvages aussi, rien ne restait immobile, tout courait.Que veut donc dire συνβακχεύειν ? La montagne s’ébranle d’elle-même. Dionysos ébranle la montagne comme il ébranle le palais royal. Car ce qui caractérise le bakkhisme et donc les Βακχάι, c’est l’agitation et  le déploiement de la force physique à des niveaux étonnants : les femmes font fuir les hommes, elles portent sur l’épaule ou à bout de bras des veaux ou jeunes broutards, les μόσχοι, elles déchirent les chairs sans couteaux, χειρός  ̉ασιδήρου μέτα.

Une des épithètes accolées à Dionysos va dans ce sens : Βρόμιος, qui est un adjectif formé sur βρόμος, le frémissement, le grondement, de βρέμω, gronder, de la même famille que βρόντη, fremo, μορμύρω, qui décrivent le grondement du tonnerre.

 

Ce sont les orgia, όργια qui définissent l’initiation que l’on cache aux étrangers, et qui permettent d’entrer en communion avec le dieu. Pour faciliter les choses ou pour les expliquer en pratiquant l’évidence, on a considéré que Bakkhos dieu du vin faisait pénétrer ses adeptes dans la transe par le vin. Mais la réflexion de simple bon sens est de dire que le vin, connu et aimé dans toute la Grèce, n’avait pas de raison pour être considéré comme relevant d’une initiation. On pourrait remarquer aussi que le mot όργια a rapport avec ce que l’on pétrit, donc plutôt avec ce qui serait céréale. Les mystères d’Eleusis semblent s’appuyer sur les effets de l’ergot du seigle. Qu’en serait-il des mystères de Dionysos ?
Certains internautes mythophiles (Google, orgiaphanie) se sont particulièrement intéressés à ce thème, et l’un d’eux a remarqué, à partir du vers 470 de notre pièce, l’importance du regard. Penthée, au cours de l’interrogatoire qu’il fait subir à Dionysos (appelé ici l’étranger), demande précisément à celui-ci comment il a été initié.

Voici la réponse : Ορω̃ν ορω̃ντα καί δίδωσιν όργια.

Le regard est indiqué au nominatif et à l’accusatif dans les deux premiers mots, le premier concerne l’initiateur, le dieu, le deuxième l’initié qui regarde les orgia secrets, dont le texte ne dit rien, que l’initiateur donne ou présente, comme l’exprime le verbe δίδωσιν. Par un recoupement avec des dessins de vases, il a paru évident à notre internaute que, quand le dieu, le prêtre ou la prêtresse initie le Bacchant ou la Bacchante, il regarde tout autour pour vérifier que personne ne voit ce que l’initié voit, lui qui regarde à l’intérieur du vase ; il est apparu également que le contenu du vase large, mais non autant qu’un cratère, avec lequel on peut danser, contient quelque chose qui « ne se renverse pas », donc qui serait comme une pâte ; par comparaison avec une fresque de Pompéi où l’on voit Bacchus malaxer une boule verdâtre, il démontre qu’il s’agirait plutôt d’une pâte de cannabis que de vin, même si le vin est généralement plus épais dans l’Antiquité. Il reconnaît même des effets caractéristiques de cet excitant dans le réveil bondissant des Bacchantes, et sans doute dans leurs hallucinations.

Devons-nous adhérer à cette proposition ? Elle a des aspects logiques qui peuvent satisfaire, mais je ne sais si elle est tout à fait orthodoxe[7][7].
Ce qu’apporte donc la religion dionysiaque, c’est la révélation de l’être primitif, du désordre initial qui suggère tous les possibles, qui laisse à l’individu sa force vive.
Telle est l’interprétation qu’en avait donnée le grand metteur en scène Klaus Michael Grüber, le 7 février 1974, à la Schaubühne de Berlin. Refusant le classicisme d’un Peter Stein, qui se coulait dans la beauté du texte antique pour en faire ressortir la majesté terrifiante, comme dans l’Agamemnon d’Eschyle où l’on voit surgir Clytemnestre ruisselante du sang de l’époux sacrifié, Grüber choisit d’interpréter la tragédie antique pour exprimer l’aujourd’hui. Et pour cela non pas d’aller vers la nudité du théâtre grec, mais de donner à celui-ci toute la richesse dont le nôtre regorge. Pour Gunther Ruhle qui analyse son originalité, « Le rapport de Grüber à l’antiquité est […] un rapport poétique. Il n’est pas un metteur en scène qui imite, il est lui-même un créateur. L’antiquité lui fournit des images vitales qui confirment ses propres expériences de vie. Il remplit celles-là de celles-ci.[8][8] ».

Ainsi l’ouverture se fait sur le contraste entre le monde ordonné, effroyablement propre où gît le roi Penthée sur un lit d’hôpital, monde stérile et froid caractérisé par la voiture-balayeuse que l’on aperçoit à gauche parmi les colonnes et les portiques, et la présence « magique » de deux chevaux réels, vivants, qui annoncent le renversement imminent. Surgissent des femmes entourées de voiles qui, sans s’attaquer directement à Penthée, se mettent à arracher le plancher avec fracas. Sous les planches arrachées on aperçoit la terre, des plantes. Deux figures ensevelies se lèvent finalement de la terre délivrée, le vieux Cadmos, et Tirésias : résurrection d’un monde enseveli. Ainsi face à face les deux visages possibles du monde, le monde moderne de l’efficacité, et le monde libre de l’individu, de l’irrationnel et de la mémoire.

« Et lorsque ce dernier (Penthée) commanda le rétablissement de l’ordre, mit en marche la voiture-balayeuse, et que ses acolytes, qui avaient l’air de joueurs de rugby, s’avancèrent, l’ordre ne pouvait plus être rétabli[9][9]. »

Avec Einar Schleef, une autre tendance du théâtre allemand se fait jour. Dans ses interprétations de la scène antique, celui-ci s’efforce de rendre l’élément caractéristique de ce genre, à savoir l’aspect musical par le rôle des chœurs.

On ne peut que regretter que le metteur en scène choisi par la Comédie Française, A. Wilms, bien qu’il ait eu pour maître M. Grüber, n’en ait pas eu l’intelligence lumineuse : il nous a proposé une représentation passe-partout, chatoyante, mais sans intention et même incapable de rendre l’importance du chœur des Bacchantes. Seules quelques minutes de chant nous permirent d’imaginer ce qu’aurait pu être la pièce si le metteur en scène avait eu la révérence nécessaire au texte et la compréhension de ce que peut être un chant en langue française, mais pour celui-ci, qui n’a sans doute jamais écouté, ou seulement entendu, Pelléas, « le français est très difficile à dire, à chanter…, le français est une langue plate, … une langue non concrète » et de surcroît « les acteurs français n’aiment pas cela.[10][10] »
Euripide est reconnu comme le poète qui sortit la tragédie de son hiératisme, qui mit « du piquant » dans la tragédie[11][11], donnant aux personnages des déguisements marqués. Notre pièce le vérifie. Le personnage de l’étranger-Dionysos se révèle portant des cornes de taureau, au moins dans la folie de Penthée ; un élément majeur caractérisant cette folie est la robe de femme et la perruque que réclame Penthée pour se mêler aux Bacchantes ; et les vieillards se montrent aussi travestis, prenant la nébride (ou peau de faon) et le thyrse. Cependant le drame se joue oralement. Le débat entre le roi et le devin soutenu du vieux père permet dans un premier temps de prendre la mesure du risque pris par Penthée et de la gravité de sa rébellion. La joute qui oppose le dieu et le roi est plus serrée, plus dangereuse. Elle contient l’idée du châtiment encouru, d’autant que le chœur des Bacchantes ne les quitte pas, soutenant chaleureusement cette idée. Mais les actes horribles ne seront pas représentés. Est-ce par décence ? sans doute pas, puisque nous verrons les malheureux restes de Penthée à la fin du spectacle. L’action est racontée, elle nous est représentée par la parole, par respect de l’unité de lieu ou de la vraisemblance, car le récit de la marche dans le Cithéron, de la feinte du dieu faisant asseoir Penthée sur une branche de pin qu’il fait relever ensuite pour que les Ménades le voient bien et s’en emparent et le dépècent avec passion, ne peut se faire que par l’imagination du spectateur suscitée par un récit accompagné de l’écho des lamentations ou du plaisir du chœur des femmes.

Du piquant dans la tragédie. Est-ce bien ainsi que l’on peut caractériser l’aspect shakespearien de la pièce, assez choquant pour nous qui avons pris l’habitude de l’unité de ton ? Car le ridicule de certains, relevé comme ridicule par l’auteur, ne fait qu’ajouter à l’horreur de la pièce : seuls peuvent échapper à la violence divine ceux qui consentent à abattre tout orgueil, tout sens de l’honneur, tout respect humain peut-on dire, ce qu’ont compris les deux vieillards. Ils paraissent ridicules, eux qui veulent aller danser, mais ils le savent et pensent que tel est le seul moyen de ne pas être pris en chasse par le dieu. Ils aiment mieux faire le fou plutôt que de l’être sans le savoir comme le deviendra Penthée. Leçon toujours vivace ?
Digne de Shakespeare en tout cas ce finale où se mêlent douleur passionnée de la mère meurtrière à l’égard de son enfant aimé, et la vision grand-guignolesque (fallait-il y insister autant dans notre représentation ?) d’Agavé berçant les membres rompus du jeune homme après avoir brandi sa tête au bout du thyrse.
La pièce s’achève sur un dialogue entre Agavé, Kadmos et Dionysos, lequel a bien du mal à persuader que le châtiment exercé est lourd mais justifié. La liberté de ton de la femme est étonnante. Une conscience des choses qui renverse encore la place du pouvoir.

Agavé : « Les colères des dieux ne devraient pas ressembler à celles des mortels.

’οργάς  πρέπει  θεούς  ουχ  ο̉μοιούσθαι  βροτοι̃ς.

Pour terminer je resterai bien sur l’idée que le théâtre antique doit nous apporter autre chose qu’une reconstitution touristique de ce qu’il fut à Épidaure ou à Syracuse. Pourquoi Euripide écrivit-il cette pièce qui datait par son sujet et sa langue ? Parce qu’elle correspondait à sa réflexion d’alors, parce que Eschyle était peut-être celui qui pouvait y répondre, parce qu’à Athènes se posaient les questions de religions à mystères[12][12], parce qu’il avait émigré à la cour du roi Archélaos en Thrace patrie de Dionysos ? S’il a des raisons d’être joué aujourd’hui, c’est sans doute pour que le spectateur soit saisi, touché, dans sa sensibilité, comme le comprend Dodds dans sa conclusion : « his (Euripides’) concern in this as in all his major plays is not to prove anything but to enlarge our sensibility […] the proper concern of a poet. » Mais il est certain que, pour nous comme aux spectateurs d’Euripide vieillissant, l’étrangeté de l’expression comme de la thématique apporte un renouvellement à l’émotion comme à la réflexion. La représentation d’une pièce du théâtre grec devrait permettre, par la grâce d’un metteur en scène inquiet ou éveillé, de découvrir des correspondances dans l’analyse de la conscience ou de la vie politique, des contradictions sociales ou culturelles et, plus librement, de juger. Encore une fois c’est la tentative d’un Grüber qui nous intéresse, qui « a appris au contact de l’antiquité à refléter le présent dans ce qui est éloigné et à faire, dans l’éloignement, l’expérience de soi et de nous[13]. »

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[1][1] Traduction de Jean et Mayotte Bollack. Avec Catherine Samie, le Coryphée ; Catherine Salviat, Véronique Vella, Anne Kessler, Sylvie Bergé, Florence Viala; Céline Samie, le chœur ; Michel Robin, Tirésias ;Éric Ruf, Penthée ; Denis Podalydès, Dionysos ; Martine Chevallier, Agavé ; Jérôme Pouly, le Serviteur, le Messager et lautre Messager ; Daniel Znyk, Cadmos. Scénographie de Nicky Rieti. Costumes de Cissou Winling. Lumières d’Hervé Audibert. Musique originale de Dietmar Wiesner. Chorégraphie de Joëlle Bouvier. Maquillages de Véronique Nguyen. Assistante à la mise en scène, Annette Barthélemy. Durée du spectacle: 1h50 sans entracte. Décor et costumes réalisés dans les ateliers de la Comédie-Française. Mise en scène d’André Wilms.

[2][2] Le poète à plus de 70 ans part en 408 av. J.C. pour la Macédoine auprès du roi Archélaos. Sa mort se situe en 406.

[3][3] Qui représente pour moi le sommet de la tragédie.

[4][4] Faut-il rappeler que la tragédie est issue du culte de Dionysos. Au centre de l’orchestra à Athènes se dressait un autel de Dionysos ou θυμέλη.

[5][5] Il faudra excuser que les voyelles initiales ne portent pas d’esprit, car la police typographique est empruntée au grec moderne.

[6][6] Euripides Bacchae, ed with introduction and commentary by E.R. Dodds, Oxford 1960.

[7][7] Ceci montre au moins que l’internet loin d’abêtir une société permet de donner à chacun la parole et de créer une espèce de coopération des cerveaux de bonne volonté, les amateurs sans doute ; mais les idées naissent de partout et le cas présent – la discussion sur le possible accusatif interne, que je ne défendrai pas, le prouve suffisamment – laisse entendre que l’intérêt pour le grec ancien n’est pas mort.

[8][8] Gunther Ruhle : Klaus Michael GrüberIl faut que le théâtre passe à travers les larmes

Ed. du Regard – Académie Expérimentale des Théâtres. Festival d’automne à  Paris, 1993, pp. 207-213.

[9][9] Cf. Klaus Michael GrüberIl faut que le théâtre passe à travers les larmes, cité précédemment.

[10][10] Tiré d’un entretien présenté dans Cités musique du mois de mai 2005.

[11][11] L’expression se trouve à la page 171, Histoire illustrée de la Littérature grecque par J. Humbert et H.Berguin, Paris 1947.

[12][12] Le roman de José Carlos Somoza La caverne des idées, Actes Sud 2002, pourrait en être l’illustration.

[13][13] Klaus Michael Grüber … Il faut que le théâtre passe à travers les larmes, cité précédemment.

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