» Revivre à volonté les moments heureux «
Une des particularités des vues stéréoscopiques provient de leur mode d’observation. Si elles relèvent bien du spectacle, elles s’adressent cependant à un spectateur individuel. Jusqu’au succès de l’anaglyphe des années 1920 qui permettait l’observation d’une même image stéréo-scopique par plusieurs observateurs, les dispositifs stéréoscopiques donnent l’illusion du relief dans l’isolement. Cette disposition, à fort pouvoir suggestif, entraîna d’ailleurs très rapidement des dérives vers la production d’images licencieuses qui suscita de nombreux procès dans les années 1860.
La capacité de fascination de ces images doubles qui assura leur succès auprès du grand public, procède du divertissement optique et donne lieu à une distraction presque magique. Les séances de visionnage stéréoscopique se présentaient comme une réponse à l’ennui, un passe- temps efficace. Leur place dans une vie en société bercé de nonchalance n’est donc pas étonnante. De manière plus générale, cette activité a participé de l’expansion de la photographie amateur de la fin du XIXème siècle. En effet, alors que la stéréo-photographie souffrait des réticences du monde artistique aux amusements optiques, sa diffusion dans le milieu amateur fut importante, renforcée par la simplification de la technique à partir des années 1880. Cet engouement marquait aussi l’essor de l’usage envahissant de l’image photographique dans la vie quotidienne, renforcé par le succès d’une intense activité éditoriale. L’image stéréoscopique qui permettait de voyager par procuration, de faire partager des paysages et des coutumes exotiques ou pittoresques, fut un marché rentable pour les éditeurs comme Gaudin et Richard, bien que balayé au début du XXème siècle par le succès de la carte postale.
C’est donc dans ce cadre qu’il faut situer la réalisation de cet ensemble de plaques stéréoscopiques. Plus précisément, si nous ne pouvons affirmer qui est l’auteur de ces images, nous savons que le fonctionnaire qui les possédait était sensible aux arts visuels. Nous avons pu en effet retrouver quelques témoignages de la première étape de sa carrière en Nouvelle Calédonie. Là-bas, ses supérieurs lui reprochèrent souvent son manque de conviction pour les tâches administratives au profit de sa pratique de l’aquarelle et de la photographie, « il s’adonne trop au dessin et à la photographie en dehors de son bureau, et celui-ci en souffre » se lamentait par exemple son chef de bureau en 1885.
Les photographies réalisées une dizaine d’années plus tard en Guyane témoignent encore de ses goûts artistiques. La composition attentive des poses, dont une nous rappelle irrésistiblement Le déjeuner sur l’herbe (p.29), la recherche du pittoresque ou la qualité technique de ces plaques, manifestent un zèle passionné pour l’art photographique. Le regard de l’intérieur sur cette société coloniale se révèle aussi d’une sensibilité attentive à son entourage. Ainsi, certaines images comme cette promenade » sur la plage de Montabo » (p.19), évoquent un grand professionnel de l’amateurisme, Jacques-Henri Lartigue.
Le haut-fonctionnaire fut peut-être sensible parmi les nombreuses réclames pour les appareils stéréoscopiques, à cet argument commercial irrésistible: « permet de revivre à volonté les moments heureux « . Le bonheur enregistré sur ces images se teinte pour nous d’un étrange malaise, une fois situé dans le contexte pénitentiaire . Quelle curieuse expérience que de plonger aujourd’hui parmi ces souvenirs heureux, irrémédiablement associés à cet épisode terrifiant que fut le bagne de Cayenne.
Pierre-Jérôme Jehel – Franck Sénateur
présentation matérielle du fond:
une centaine de plaques en verre 4,5 x 11 cm
l’exposition présente une quarantaine de tirages après restauration numérique
afin de les rendre plus lisibles (contraste, rayures, poussières, moisissures)
mais sans nettoyer leurs défauts d’origine.
un catalogue de 32p est disponible en nous écrivant amer@a-m-e-r.com
pour toute information autour de cette exposition, n’hésitez pas à nous contacter
d’autres informations sur le bagne:
bagne-guyane le site de Franck Sénateur et de l’association Fatalitas