Le bagne en relief

bagne_11_02Deux images pour une troisième dimension.
La perception du relief, c’est-à-dire l’appréciation des distances entre l’observateur et les objets qui l’entourent, est un phénomène beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. De l’Antiquité à Vinci, le rôle de la vision binoculaire était attribué à la compréhension des formes. Au XVIIème siècle, Kepler et Descartes introduisirent l’idée que cette double vision permettait d’apprécier les distances entre les objets. En 1832, l’anglais Wheaston appliqua ce principe en inventant le stéréoscope qui permettait de donner une impression de relief à partir d’un couple de dessins vus indépendamment par chaque œil. Physiologiquement, ce principe est convaincant, mais il faut souligner que la perception du relief peut aussi avoir lieu face à de simples images à deux dimensions. L’effet perspectif grâce aux lignes fuyantes, l’utilisation pertinente des couleurs (rouge en premier plan, bleu à l’arrière), la disposition de motifs géométriques, ou encore, la perception d’image à travers un dispositif optique (lentille, miroir) ou par transparence, donnent aussi des effets de relief efficaces, comme l’illustrent les décorateurs en trompe-l’œil ou les adeptes de l’Op Art. C’est la synthèse effectuée par le cerveau des différents indices visuels du relief qui donne l’illusion d’une troisième dimension.
L’intervention du réalisme photographique dans le dispositif stéréoscopique permit d’atteindre une illusion saisissante. Dès 1849, Brewster appliqua l’idée de Wheaston à l’image photographique. Le principe consiste à réaliser deux photographies correspondant au point de vue de chaque œil, puis à les restituer en faisant en sorte que chaque œil ne voie que l’image qui le concerne.
La photographie stéréoscopique ne connut pas un succès immédiat. Son entrée sur la scène commerciale eut lieu à l’Exposition Universelle de Paris en 1851. L’événement déclencha alors l’effervescence des inventeurs: Duboscq, Claudet, Quinet, Bertsch, Almeida, Disderi, Richard pour les plus fameux. Stéréoscopes à miroirs, appareils de prise de vue à deux objectifs, systèmes de borne pour visionner des séries, stéréoscopes à vues transparentes, formats des couples stéréo, chaque étape de la stéréoscopie donna lieu à de virulentes batailles de brevets. L’anaglyphe (deux images rouges et bleu-vertes superposées, observées à travers des lunettes bicolores) représente la dernière innovation, découlant de l’apparition de la photographie en couleur.
Au-delà de ces péripéties technicistes et commerciales, on assiste en fait à l’émergence d’un bouleversement des représentations visuelles qui prépare l’avènement du cinéma et annonce la réalité virtuelle du XXème siècle. De même que les origines de la photographie ont puisé dans l’univers du spectacle par l’intermédiaire du diorama de Daguerre, l’image stéréoscopique se situe dans la lignée des illusions théâtrales. Très vite, ces images furent utilisées pour reconstituer les différents tableaux d’un spectacle. Tel un théâtre miniature, le dispositif stéréoscopique permet de raconter des histoires, de bâtir des décors, de mettre en scène des personnages.
N’est-ce pas d’ailleurs une des caractéristiques de l’ensemble de stéréophotographies qui nous occupe ici : un ensemble de personnages, évoluant dans un même décor, pendant un temps déterminé ? Les images représentant une scène en costume à l’occasion du carnaval renforcent également cette sensation. Elles rappellent aussi ces représentations théâtrales que les bagnards étaient autorisés ou parfois encouragés à organiser. Liard-Courtois raconte ainsi une expérience théâtrale à Saint-Laurent du Maroni qui connut un grand succès mais tourna court après qu’il eut tenu le rôle d’un avocat et improvisa un plaidoyer à tendance anarchiste. (Souvenirs du bagne, p.342) Un peu plus tard il fut enrôlé comme décorateur d’une comédie donnée sur les Iles du Salut. Le soir de la première il découvre dans le public : toute l’administration, tous les geôliers, gardiens, surveillants et soldats , Souvenirs du bagne, p.411.
Parfois à l’occasion de ces représentations la photographie était directement convoquée. Albert Londres rapporte une scène où au cours d’un répétition les bagnards appellent un photographe pour fixer l’événement :
– Eh ! le photographe, tu ne nous prend pas ? Les deux plus beaux descendirent au pied de la case et posèrent. Ils avaient deux splendides gueules de fripouille. L’un tenait un poignard à la main, Au bagne, p.192.
Cette scène frappe par sa cocasserie et souligne l’ambiguïté de la vie de bagnard : individu rejeté par la société sur « le chemin de la pourriture », il peut devenir soudain un élément tristement pittoresque. Dans ce même récit, Albert Londres évoque un photographe professionnel faisant poser quelques bagnards tuberculeux.
– Et Jeanin, le photographe Jeanin, vient de recruter quelques escouades pour  » faire une plaque « . […] Ils collaborent de bonne grâce. Devant l’appareil – ils s’en souviennent – il faut sourire. Ils sourient. Au bagne, p.173.
La présence de ces photographes pourrait nous inciter à attribuer les plaques stéréoscopiques à un professionnel; quoi qu’il en soit, la quantité (une centaine) et la qualité des photographies méritent que l’on précise les motivations qui ont pu conduire à leur réalisation.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *