Des rapports bruit-musique vus d’Amazonie.

Retour aux sources. Des rapports bruit-musique vus d’Amazonie.

par Pierre Salivas (*)

« Je n’ai jamais écouté aucun son sans l’aimer : le seul problème avec les sons, c’est la musique ». John Cage[1].

ETHNOMUSICOLOGIE / MONDE SONORE / ORDRE – DESORDRE

Cette tentative d’écriture n’a d’autre projet que de suggérer des pistes de réflexion sur les interactions entre bruit et musique. Les aspects de « discrimination », « d’influences », la potentialité du bruit de devenir un matériau musical ne seront pas abordés ici directement, même si ces questions résonnent dans mon passé de musicien. Cet essai d’éclairage de l’interaction bruit-musique provient d’une expérience particulière : une longue période passée sur le terrain à Taruka, une communauté shuar (l’un des quatre sous-groupes de l’ensemble dit jivaro[2]) de l’Amazonie équatorienne.

Le prélude de cet article, « zéro décibel », conte le souvenir d’une expérience liée au silence. Il m’a été suggéré comme une piste de réflexion plausible sur le sujet des rapports entre bruit et musique. Il fallait ensuite entrer dans le vif du sujet, en partant « sous la cascade », retracer une expérience et montrer un rituel vécu de l’intérieur où l’on pourra déceler des éléments qui éclairent la problématique générale. J’ai voulu ensuite élargir cette description des faits à d’autres façons de vivre cette perception du monde sonore (« lire l’espace »). Enfin, en observant les musiques shuar à l’œuvre, je souhaite poser quelques questions sur les relations ordre-désordre (« un concert shuar »). En écrivant ces lignes, je souhaite donc montrer une démarche ethnomusicologique possible, inviter à quelques interrogations sur les rapports bruit et musique et tenter de relier certaines facettes de mon histoire en musique.

Zéro décibel
En 1989, à Nanterre, je suis assistant d’un professeur de musique malvoyant. M., mon prédécesseur à ce poste, réalise une étude de psycho-acoustique à l’IRCAM et m’invite à une « petite séance de travail ».
– Tu verras, c’est rigolo, me dit-il.
Je dois dire si cent patterns rythmiques sont un peu, beaucoup ou passionnément différents d’un pattern-maître, entendu une fois, au début. Les oreilles en feu – l’opération est réalisée avec un casque – titubant, fatigué par l’expérience, groggy, assommé par la répétition de ce modèle façonné en sons électroniques « purs », M. me dit :
– Allez ! Viens, je vais te montrer un truc marrant !
C’est une grosse porte blindée qui s’ouvre sur un paysage désert, désolé, vide de toute vie : la salle sourde. Des murs de ce vaste espace jaillissent des milliers de formes géométriques, en laine de verre peut-être, et se répètent comme à l’infini.
– Je te laisse là cinq minutes, et je viens te chercher si tu es encore debout !
La porte blindée se ferme, m’enferme, c’est donc moi le trésor ! Les oreilles sifflent, soufflent, se vident de tout son. L’air ne vibre pas, hormis ma respiration, quantité négligeable. Zéro décibel, ça n’existe pas, c’est mon corps qui me le rappelle : je respire fort, mon cœur bat et bruite, le tympan est presque immobile. Le cerveau est inquiet et génère de nombreuses images du passé. C’est l’une de mes plus singulières expériences de musicien.

Sous la cascade. Quelque part en août 1996

Miguel passe me voir à la maison. Demain, si je le veux, je pourrai aller chez Federico pour quelques jours. Nous partirons en forêt avec quelques jeunes pour « aller sur le chemin ».
Federico m’informe du déroulement prévu des opérations : nous passerons quatre jours en forêt, sans manger, irons à la cascade, et reviendrons ici dimanche pour prendre le natem, une décoction hallucinogène. Lundi, tout le monde sera libre et pourra retourner chez soi. Il dit cela avec un détachement, une sérénité, comme s’il s’agissait d’une formalité.

La petite troupe s’est réunie, prête à partir. Suzana, qui se tient devant la maison, hurle des invectives : « Soyez forts ! », sans discontinuer. On l’entendra durant quelques minutes, le temps d’atteindre une portion dense de la forêt. Le silence s’établit entre nous. Cette nuit sera mauvaise, car aucun feu n’a été préparé, et une myriade de moustiques nous dévore patiemment.
C’est un inextricable enchevêtrement végétal, une densité d’un vert anglais, car les rayons du soleil pénètrent peu jusqu’au sol. Cet univers ouaté, d’où parviennent de lointains murmures, ressemble à un silence posé sur de puissantes émanations : pourriture des feuilles, parfums exubérants, enivrants, confèrent à ce type d’endroit une dimension vivante, habitée d’un regard qui vous observe. Le jeûne et les rêves semblent des éléments propices à la chasse, et l’adage de nos contrées, “la faim est l’amie du chasseur”, semble ici se vérifier.
Le produit, du jus de datura, assomme, et bientôt tout le monde dort. La pluie nocturne pénètre un peu l’abri, et au milieu de la nuit, un peu d’agitation, afin de creuser des rigoles, interrompt le flux ininterrompu des rêves. C’est au matin qu’est pratiqué un rapide tour d’horizon de l’activité onirique de chacun ; Federico se contente de demander si l’on a « bien rêvé », sans cauchemars. Contrairement à l’analyse des rêves à laquelle se livrent les hommes au petit matin, le but de ces exégèses consiste à éviter d’accumuler de mauvais rêves qui ne présageraient pas d’une initiation réussie. La tension monte. Vers six heures, on fume tranquillement. L’abri est soigneusement nettoyé, on laisse à cet endroit place nette. Vient le moment du départ.

À une heure de marche de là, près d’un torrent, on pose toutes nos affaires. « Tu laisses tout ici », m’intime Federico d’un ton sans appel. Pour moi, le coup est rude : je trimbale mon matériel de prise de son depuis cinq jours déjà, en tentant de me persuader que l’épisode du bain rituel recèlera une phase sonore riche, comme j’ai pu le lire ici ou là. Tout ce cheminement pour finalement ne pas pouvoir enregistrer, toutes ces années pour devenir un jeune initié… Je me console en me disant que peu d’étrangers au monde jivaro ont pu participer avec eux à ce rituel. Et puis j’ai mes oreilles, ma mémoire…

Nous arrivons à la cascade. À ce moment, chacun jette une pierre en direction de la chute d’eau, puis tous sifflent, fortement. C’est un instant sonore très intense, après quatre jours peu bruyants, tout juste émaillés de quelques coups de pétard lointains, qui ont pour but « d’avertir de notre arrivée ». L’effet sonore est d’une grande violence : une grappe de sons très aigus et puissants, faite de sons répétés, un paquet au tissage très serré, intrusion brutale qui vient déchirer le chuintement régulier de la cascade. On prend alors un premier bain rituel : sous la cascade, on frappe avec son bâton sur les pierres, tout en huchant rapidement des formules telles que : « ça ! celui-là ! », mots lancés à grands coups de diaphragme, un peu à la manière des karatékas poussant leur “kiai !”. À dix, il se produit un effet polymusical[3] tout à fait saisissant : flot ininterrompu de la cascade, percussion des bâtons sur le sol, huchements graves et fortissimo.

Ici, sous la cascade, martelant fortement les gros galets et les rochers où nous nous trouvons, un curieux sentiment se propage en moi : le chuintement régulier, entendu à quelques mètres tout à l’heure est à présent un rugissement irrégulier et puissant. Je n’y vois presque rien, mais j’entends nettement la polymusique que produit l’ensemble : les bâtons qui font sonner les galets dans une hétérorythmie “aléatoire”, chacun battant à son tempo et à sa force, les formules huchées qui se croisent à diverses hauteurs – très jeunes, jeunes, anciens, trois timbres vocaux, grosso modo, s’entremêlent. Tout se fond avec le son de la cascade, et j’aurais probablement rencontré quelques soucis techniques à enregistrer correctement tout cela.

Mais surtout, un autre sentiment, moins raisonné, se glisse en moi et se propage peu à peu : nous sommes bien tous ensemble, proches les uns des autres, à marteler le sol en huchant, ensemble sur cet espace contigu, dans une même continuité rituelle, mais je sens que chacun s’est comme isolé, qu’il effectue pour soi ces gestes qu’il découvre ou reproduit. On est ensemble, mais chacun semble investir le son individuellement et à son rythme. Aucune attention n’est donnée à un résultat acoustique général qui serait “ensemble”.

Cette situation polymusicale procède donc plutôt de l’association de divers que de la dissociation de semblables[4]. Voix huchées mi-criées, non synchrones, mais aux timbres relativement homogènes ; hétérorythmie aléatoire des percussions des bâtons ; chuintement de la cascade[5].
Sur les corps fatigués, l’eau froide effectue son action névralgique : les muscles tremblent, les lèvres bleuissent, la tension qui atteint ici son maximum se libère.
Avant de retourner sous la cascade, on siffle de nouveau. Peut-être en raison de l’ivresse due au jus de tabac, la morsure du froid paraît amoindrie, lointaine ; il semble que cette fois, la cascade soit beaucoup plus clémente. À nouveau les huchements, la percussion des bâtons sur les rochers. Puis on repart, « sans regarder en arrière, car on pourrait voir une cascade de sang, ce qui est une très mauvaise vision »[6].

Très amoindris par la “remontée” des différentes ivresses, on se presse de rejoindre l’endroit où l’on a laissé nos affaires. Le chemin est extrêmement difficile, boueux, tortueux, escarpé : on marche deux bonnes heures en direction de la maison, près de laquelle on construit le dernier abri. C’est à ce moment que sont « donnés » de précieux chants magiques, les anent[7].

Lire l’espace

Taruka, 1994. Il est quatre heures du matin. Quelques indices sonores suggèrent des mouvements embrumés de sommeil dans les maisons voisines encore baignées d’obscurité. La nuit : transition, basculement vers le monde des présences inquiétantes, du réel s’incarnant subitement au rêve, sombre mélange où tout est possible, ou possiblement advenu, fraîcheur acoustique du sec des grillons dilués dans l’eau rythmique des crapauds. Un long trait cuivré déchire soudain ce paisible paysage, suivi d’une petite coda en notes répétées : Victor souffle dans la coquille d’un escargot sylvestre – le pututu – pour avertir de l’Assemblée Générale de la communauté qui se déroulera aujourd’hui. À nouveau ce son ouaté qui semble trouver sa route dans l’écho de la forêt proche, tourner, chercher à s’immiscer à la frontière où le rêve s’évanouit, où le réel des dormeurs remonte par paliers vers le socle des certitudes avérées. Après un troisième énoncé, c’est un chœur d’hommes qui répond, longuement, par des cris en voix de tête qui laissent deviner les distances qui espacent les maisons… Splendide cluster dont les sources s’éparpillent à un kilomètre à la ronde, peut-être, et ici encore fermé d’une coda : quelques mots de chacun qui ouvrent définitivement l’espace diurne. La parole ouvre le jour.

La question du lieu de production des différentes musiques revêt une importance capitale. On remarque qu’un chant n’a pas les mêmes caractéristiques selon qu’il est produit à la maison, au jardin, en forêt, au village. Entre ces espaces, les shuar maintiennent en permanence un réseau de contacts sonores : cris des jeunes filles restées à la maison pour s’occuper des plus jeunes, en direction des jardins où travaillent leurs mères ; cris des hommes qui défrichent une parcelle de forêt proche ; cris des chasseurs sur le retour, proportionnés à la qualité de leurs prises, coups de feu lointains, etc. Ce maillage sonore qui cependant s’estompe en forêt proche[8] représente une sorte de socialisation sonore des espaces, et s’accompagne d’une lecture auditive permanente de l’environnement.

De nombreux exemples amérindiens attestent cet investissement sonore de l’environnement. Les Yanomami sont probablement les plus doués dans la gestion de la relation entre espace communautaire et parole publique : en effet, discours ou dialogues se déroulent soit à l’intérieur des maisons, soit en bordure de la place publique et sont destinés à être entendus de tout ou partie de la communauté[9]. Chez les Xavante du Brésil, dont les villages s’organisent de façon semi-circulaire, « les sons circulent très bien », « les voix circulent entre les maisons. » Entendu depuis les jardins environnants, « le village émet une symphonie sonore cacophonique », ou cependant « il y a de l’ordre »[10]. Chez les Wayãpi de Guyane, « cet entrecroisement entre les productions musicales et leur environnement est porteur de sens » et les musiques « ne sont pas séparées de leur univers sonore : multiphonie villageoise ou écrin de la forêt »[11].

Il y a là une matière importante et encore peu analysée, où interviennent de multiples facteurs : “bruit de fond” ordinaire du village, conversations semi publiques vues et/ou entendues de tous, querelles à distance à travers l’espace public de la place, lecture permanente, “animale”, de l’environnement sonore, production musicale entendue par une partie du village, liens entre activité musicale et univers sonore. Cette combinatoire se démultiplie encore selon l’emplacement de l’auditeur, qu’il soit actif ou pas : dans un village regroupé, à l’intérieur d’une maison isolée, depuis un jardin, depuis la forêt proche. On est là assez proches de la fameuse expression d’Anthony Seeger : « la société Suyá est un orchestre, son village une salle de concert, son année un chant »[12]. Chez les Shuar, on se trouve très éloigné de cette idée de cycle annuel en tant que forme musicale signifiante, telle qu’elle apparaît ici ou encore chez les Jalq’a des hautes terres boliviennes[13]. En effet, la seule production musicale calendaire est liée au rituel Uwi[14]. Toutes les autres musiques sont entièrement liées à des circonstances particulières dont l’occurrence n’est aucunement liée à une nécessité temporelle. On pourrait cependant bien évoquer un cycle quotidien associé à l’investissement sonore du temps. En effet, il existe bel et bien un calendrier annuel, mais, à mes oreilles, la répétition de la cartographie sonore journalière, sa réitération, son actualisation, m’ont semblé plus perceptibles que son étalement dans le temps.

Il apparaît que les Shuar possèdent une sorte “d’audition polyphonique”, en ce qu’ils discriminent aisément l’origine des sons (naturelle ou humaine), dans cette habitude innée de relier tous les sons à leur origine probable. S’ils se repèrent ainsi naturellement, c’est-à-dire culturellement[15], dans cette « symphonie sonore cacophonique », c’est qu’ils ordonnent clairement non seulement l’origine des sons, mais établissent les connexions entre ces sons et l’activité sociale qui leur est liée. Comme le note Steven Feld à propos des Kaluli, « cette mosaïque spatio-acoustique est une figure constamment changeante » [16].

Finalement, l’ethnomusicologue se fond lui aussi dans cette lecture sonore dont les gens ne parlent pas, qu’ils n’enseignent pas non plus, mais qu’ils pratiquent au quotidien.

Sur ce fond sonore mouvant, riche et constamment interprété, le caractère hétérogène réside dans des situations sonores peu courantes, par exemple une femme qui entonnerait un anent, un ancien qui jouerait de la vièle. Très souvent, lors d’enregistrements que j’ai effectués “au village”, des camarades surpris, étonnés ou simplement curieux, nous rejoignaient pour écouter attentivement des chants, des musiques qui sortaient un peu de l’ordinaire sonore. En effet, le type d’habitat a de fortes implications sur la gestion de la lecture du paysage sonore. En quelque sorte, cette lecture est plus précise lorsque l’habitat est dispersé, ceci étant dû à un nombre plus restreint d’événements sonores, et plus lâche en habitat regroupé, davantage axé sur les interactions sonores-sociales.

Comment écoute-t-on la musique chez les Shuar ? À chaque fois que j’ai fait entendre de la musique enregistrée, jivaro ou pas, les camarades ne semblaient pas écouter seulement un phénomène sonore, un produit. Ils écoutent tout, et tentent de résoudre une équation complexe : qui est autour de la musique ? Qui chante ou joue ? Où cette musique a-t-elle été faite ? Quand ? Pourquoi ? Cette “audition polyphonique” des musiques est aussi très proche d’une définition de la personne : est-ce jivaro ou pas ? Shuar ou Achuar ? De quelle région ? De vivants ou de morts [17] ? D’un passé proche ou lointain ?

L’auditeur se re-situe alors en tant que personne, vivante, au sein d’un réseau complexe, du proche au lointain, selon des critères sociologiques, géographiques et temporels. L’audition de musique jivaro par des Jivaro est donc un exercice de reconstruction d’un espace concret où la musique a pu exister, tout autant qu’une définition égotique des auditeurs.

On a peut-être ici des éléments significatifs que les camarades identifient comme le “son de la fête” ; cette reconnaissance ne s’applique d’ailleurs pas seulement aux musiques jivaro, puisqu’ils peuvent dire, en écoutant un llek’mew’es (stickgame) shuswap, une fête huaorani, si c’est bon ou pas, et même reconnaître des bribes de sens, en Shuar, dans les textes qui sont chantés. Cette sensibilité sonore semble cependant avoir des limites, puisqu’elle paraît s’appliquer, en dehors de tous ceux qui ne sont pas des gens (des shuar), aux frères indigènes (Cofán, Huaoranis, Shuswap…), mais pas aux étrangers (apach’), dont on ne comprend pas que la musique ne soit pas dansée, festive, rituelle, en tout cas si peu hétérophonique.

Un concert shuar

Les occasions de fêtes et leurs contextes sont très variés : fin d’après-midi tranquille où l’humeur est primesautière ; satisfaction d’un travail communautaire bien mené et qui fait place à une petite party entre amis ; anniversaire d’une communauté ; arrivée ou départ de l’ethnomusicologue ; rencontres intercommunautaires ; visite de l’évêque local, etc… Ces réunions sociales sont en général concertées : on en parle souvent longtemps à l’avance dans les assemblées générales des villages shuar, afin de définir la “quantité de fête” qui aura lieu, selon la teneur de l’événement à fêter. D’âpres discussions ont parfois lieu à propos de la participation de chacun en nourriture. Une chose fait en tout cas l’unanimité, et n’est jamais discutée : il faudra beaucoup de bière de manioc. Il faudra également beaucoup de musique, beaucoup d’hétérogénéité dans la musique. Aucune attention n’est donnée au silence : les cris, rires, sarcasmes et commentaires qui entourent systématiquement les musiciens font partie de la fête et participent à cette attirance pour l’accumulation, la répétition, le « beaucoup de » et l’hétérogénéité.

On y rencontrera aujourd’hui, mélangés : des dance-floor cumbia, des sols en terre battue, des magnétophones à piles, des ensembles de jeunes jouant de la musique andine aphones au petit matin, des hectolitres de bière de manioc, des camarades en costume-cravate, un ethnomusicologue en habit (casque, câbles forcément emmêlés, microphones, perche, pré-ampli, magnétophone), des maisons végétales, des sols en béton, l’inénarrable champagne équatorien, des groupes électrogènes, de la techno cumbia, des bâtiments en planches, des danseurs en vêtements traditionnels, de la gnôle brûle-gueule, le petit matin des lendemains de fête…

On aurait peut-être tort de voir au milieu de ce fatras hétéroclite quelque chose qui constituerait une véritable menace pour les pratiques traditionnelles de la musique. De nombreux exemples, chez les Shuar, tendent à montrer que la pression exogène aurait plutôt tendance à revitaliser certaines pratiques ancestrales, non comme emblématiques d’un passé définitivement révolu – servi réchauffé pour touristes – mais bien comme une affirmation socioculturelle contemporaine. On le sait aujourd’hui, les systèmes musicaux et/ou chorégraphiques, en Amazonie, sont extrêmement hermétiques, peu sensibles à la pénétration de systèmes exogènes.

« Ces réjouissances sont extraordinairement bruyantes ; les assistants crient et chantent à tue-tête, les chiens effrayés aboient, le tunduli résonne sans discontinuer, les sons des tambours, des flûtes, des trompes se mélangent en une cacophonie insupportable pour une oreille d’européen »[18]. On apprend beaucoup de cette courte sentence. À y bien observer, on peut y déceler toute la richesse de mélanges complexes des musiques de fêtes jivaro, leur densité sonore. Mais également, en creux, tout ce que l’on ne trouverait pas dans une éducation musicale européenne. C’est qu’à l’époque où Rivet écrit son article, se crée en Europe une image fantasmagorique du Jivaro : « anarchique, belliqueux, misanthrope, libre-penseur et viril » ; ces « sauvages exaspérants » sont une véritable « incarnation de la négativité »[19]. Au sein de l’image ainsi reconstituée et parfaitement contrefaite, la musique des Jivaro occupe donc la case de la « cacophonie insupportable », c’est-à-dire une négativité par rapport aux dogmes en vigueur en Europe et établis vers le milieu du dix-neuvième siècle.

Si aucun rituel n’a lieu dans ces fêtes, il est cependant primordial qu’elles soient sonores, musicales. Aussi, lorsqu’un orchestre se constitue pour une occasion précise, sa formation n’a finalement que peu d’importance. Ce qui compte, c’est le son, tout sera improvisé en fonction du déroulement de la soirée, inutile de préciser qu’il n’y aura pas eu de répétition : on ne sait jamais trop précisément qui viendra et avec quel instrument…

Si aucune formation ne ressemble à une autre, c’est que nous avons affaire à un concept ouvert, qui implique une latitude importante en ce qui concerne l’effectif, et, partant, influe sur le timbre du résultat global. Cependant, un certain degré de préférence s’établit autour d’une formation restreinte comportant au moins des voix, une flûte, un tambour et des sonnailles.

La formation n’est pas fixée, mais globalement stable ; le timbre global qui en résulte est grosso modo identifiable ; l’effectif n’est pas établi, ce qui influe d’ailleurs relativement peu sur le timbre d’ensemble, dans ce cadre précis d’un nombre modeste d’acteurs sonores [20].

D’autre part, on fait avec ce que l’on a sous la main, ceci dépendant du contexte. Les instruments, les voix et les répertoires ne sont pas fixement associés à des occasions ou à des fonctions précises : il est fréquent qu’ils changent de « catégorie ».

En d’autres termes, les musiques de fête ne sont jamais les mêmes et pourtant très stables, musiques qui ne sont pas dirigées. Le même procédé est à l’œuvre dans la construction des maisons qui se fait sans contremaître, sans ordre apparent, et cela fonctionne très bien !

Les éléments fortement structurants dans ces musiques de fêtes sont féminins ; les hommes sont presque ailleurs, leur musique se situant dans un univers sonore parallèle à celui des femmes, tout à fait autonome.

L’hétérophonie des femmes, structurée, claire, se distingue donc de l’hétérophonie des hommes : de la même façon qu’ils “dansent autour” des femmes, dessinant de lentes arabesques très libres, ils “chantent et jouent autour” de la musique des femmes, occupant ainsi les espaces acoustiques laissés libres par les femmes. La musique des hommes n’est pas “avec” celle des femmes, mais “autour” ; cela constitue peut-être un “marqueur sonore” de l’individualisme masculin chez les Shuar.

Les Shuar semblent apprécier occuper un large espace sonore. Plus que tout, les « belles musiques » sont très hétérogènes, et cette hétérogénéité se construit grâce à différents procédés : le canon hétérogène, la plurivélocité, la véritable hétérophonie et la polymusique.

Retour aux sources

Nous sommes à présent en juillet 2007, toujours à Taruka. Je reviens à la communauté. Dix années ont passé. Les questions fusent : étais-tu mort tout ce temps ? Ainsi, tu es vivant ? Es-tu vivant ? Reviens-tu vivant ? Es-tu toujours un homme ? Tu parles mieux notre langue, c’est bien ! Passé ces questions existentielles, qui feraient le bonheur de mes amis ethnologues, nous vivons et partageons des réalités bien crues : la route qui traverse à présent la communauté est sonore, et fait fuir le gibier ; une compagnie pétrolière chinoise tente de négocier un accès par le village ; les fêtes sont réalisées avec un DJ qui sélectionne des musiques enregistrées, et paradoxalement, on y danse de façon très orthodoxe, très shuar.

Aussi, si tout a changé, les gens sont restés les mêmes. Les rituels comme l’initiation ou Uwi sont toujours pratiqués. Mais il semblerait bien qu’il faille aller plus loin dans la forêt pour retrouver des espaces sonores que j’ai connus il y a dix ans. Taruka est presque devenu un village équatorien lambda, et le son des téléviseurs remplacera bientôt les magnifiques concerts de crapauds que j’ai encore pu enregistrer l’été dernier. La mondialisation gronde…

À leur façon, des amérindiens acteurs de leur présent répondent à des questions pointues sur l’interaction bruit-musique, sans connaître les textes qui accompagnent nos réflexions. Drôle de pied-de-nez à la mode shuar, ils nous amènent à reformuler notre façon de penser le musical et ses rapports au monde [21].

(*) Docteur Es Musiques, professeur certifié en éducation musicale.

[1] CAGE, John, Je n’ai jamais écouté aucun son sans l’aimer : le seul problème avec les sons, c’est la musique, La Souterraine, Ed. La main courante, 1994 (1992).

[2] DESCOLA, Philippe, Les lances du crépuscule. Relations Jivaros, Haute-Amazonie. Paris, Plon, 1993.

[3] Ce néologisme de « polymusique » a fait l’objet d’un travail mené entre Jean-Michel Beaudet, Rosalía Martínez, Dana Rappoport et moi-même, autour d’un sujet connexe à celui des rapports bruit et musique. N’étant pas à ce jour publié, qu’il me soit permis ici d’en taire le contenu, hormis la définition du terme : « une polymusique est la superposition volontairement non coordonnée de productions sonores ».

[4] Cette belle formule est empruntée à Cathy Basset.

[5] Qui n’est pas un élément du décor sonore, mais le lieu de résidence d’Arutam, esprit central dans la cosmologie shuar, et dont la mythologie nous apprend que « tous les sons viennent du tambour d’Arutam, à la cascade ».

[6] Ce type d’injonction “fonctionne” très bien, même si l’on n’est pas membre de la culture en question : la proscription injonctive de la vue de la cascade de sang est un puissant stimulant qui produit cette vision.

[7] Ces quasi-objets sont censés agir sur le cours des choses, afin de passer d’un état de désordre vers un état moins désordonné, mise en action sonore d’un processus d’entropie négative ou néguentropie, dont j’emprunte le terme à Paul Watzlawick (Comment réussir à échouer. Trouver l’Ultrasolution. Paris, Le Seuil, 1988). Sur les notions d’ordre et de désordre, on peut se fier à des spécialistes comme le physicien Edouard Brézin pour clarifier certaines notions. Cf. UTLS, Qu’est-ce que l’Univers ? Paris, Odile Jacob, 2001.

[8] Cependant, lors des parties de chasse ou de pêche, ce maillage sonore est de nouveau mis en place. Certaines occasions rituelles comme l’initiation masculine sont pourtant plutôt silencieuses.

[9] Alès, Catherine, 1990. « Entre cris et chuchotements. Représentations de la voix chez les Yanomamï », in L’esprit des voix. Études sur la fonction vocale. Ed. La Pensée Sauvage : 221-245.

[10] Graham, Laura, 1995. Performing Dreams. Discourses of immortality among the Xavante of central Brazil. University of Texas Press : 64-65.

[11] Beaudet, Jean-Michel, 1998. Wayãpi de Guyane. Un visage sonore d’Amazonie. CD 2741102, page 4.

[12] Seeger, Anthony, 1987. Why Suyá Sing: A Musical Anthropology of an Amazonian People.

Cambridge, Cambridge University Press : 140.

[13] MartÍnez, Rosalía, 1994. Musique du désordre, musique de l’ordre : le calendrier musical chez les Jalq’a (Bolivie). Thèse de doctorat. Université Paris X – Nanterre.

[14] Uwi signifie « année » ; c’est aussi le nom d’un esprit bénéfique dont il s’agit de capter la force positive au moyen d’une ronde dansée et chantée toute la nuit, sans interruption. Enfin, Uwi désigne un palmier et ses fruits dont on fait une bière au cours de ce rituel.

[15] DESCOLA, Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, nrf, 2005.

[16] Feld, Steven, 1990. Sound and Sentiment. Philadelphia : University of Pennsylvania Press : 265.

[17] Un jour, je fis entendre par inadvertance l’enregistrement d’un parent décédé, ce qui a plongé mes amis dans un état mélangeant stupeur et émotion.

[18] Rivet, Paul, 1908. « Les indiens Jibaros. Étude géographique, historique et ethnographique ». In l’Anthropologie, tome XIX : 243.

[19] Taylor, A.-C., « Cette atroce république de la forêt… Les origines du paradigme jivaro ». In Gradhiva n° 3, éd. J.-M. Place, pages 5 et 9, 1987.

[20] Cela devrait être plutôt le cas des grosses formations… Avec douze ou vingt-quatre premiers violons, un orchestre symphonique de type fin dix-neuvième siècle sonne globalement pareil ; mais si l’on y ajoute un bris de verre…

[21] Pour écrire cet article, j’ai lu ou relu les ouvrages suivants :

ATTALI, Jacques, Bruits, Paris, PUF, 1977.

Beaudet, Jean-Michel, Souffles d’Amazonie, Nanterre, Société d’ethnologie, 1997.

CAGE, John, Pour les oiseaux, Paris, Editions de l’Herne, 2002 (1976)

CASTANET, Pierre-Albert, « Le rapport au bruit : quand la loi du sonore cherche noise au musical » in La loi musicale. Lille, Les Cahiers de Philosophie n° 20, 1996.

DARBON, Nicolas, Les musiques du chaos. Paris, l’Harmattan, 2006.

ERIKSON, Philippe « Dialogues à vif… Note sur les salutations en Amazonie ». In Les rituels du dialogue. Promenades ethnolinguistiques en terres amérindiennes. Nanterre, Société d’ethnologie: 115-138, 2000.

FORTIER, Denis, Les mondes sonores. Paris, Presses Pocket 1992.

GUTTON, Jean-Pierre, Bruits et sons dans notre histoire. Paris, PUF, 2000.

RAPPOPORT, Dana « Chanter sans être ensemble. Des musiques juxtaposées pour un public invisible ». L’Homme n° 152, pp. 143 à 162, 1999.

RUSSOLO, Luigi, L’art des bruits. Paris, L’âge d’homme. 2001 (1916).

SALIVAS, Pierre, Équateur : Le monde sonore des Shuar. CD Buda Records 92638-2, 1995. En réédition.

– Musiques jivaro. Une esthétique de l’hétérogène. Thèse de doctorat. Université de Paris 8, 2002.

– et JEHEL, Pierre-Jérôme, Taruka, une communauté d’indiens shuar en Equateur. Paris, Gobelins, 2007.

SZENDY, Peter, Ecoute, une histoire de nos oreilles. Paris, Les Editions de Minuit, 2001.

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