Portraits en lumière
Sous la poussière chauffée à blanc du Sinaï, la forteresse de Sadr, bâtie par Saladin il y a neuf siècles, se voit le théâtre régulier de fouilles méticuleuses.
Venus de Louqsor, pays des pharaons, les fouilleurs égyptiens mettent à jour les traces émouvantes du passage des guerriers de Saladin. Guidés par une poignée d’archéologues, ces fouilleurs déplacent par petits paniers, l’amoncellement de poussières et de sable accumulés par les siècles.
Dans une lumière assourdissante, nos regards se sont croisés.
Ces photographies ont été réalisées en Égypte dans le Nord Sinaï sur le site de la fouille de Sadr (appelé aujourd’hui Qal’at al- Guindi, « la forteresse du soldat ») conduite par Jean-Michel Mouton pour l’Institut Français d’Archéologie Orientale et l’Ecole Pratique des Hautes Etudes.
Apparitions par Sylvain Maresca (Université de Nantes , http://culturevisuelle.org/viesociale/956)
Sur les pages blanches s’impriment quelques visages qui affleurent à peine de la blancheur environnante. J’appréhende leur empreinte légère comme un processus réversible qui pourrait s’effacer d’un instant à l’autre. Leur présence est indéniable, forte, prenante, mais en même temps inattendue et fragile. Ils émergent du blanc qui ne leur octroie qu’une gamme de gris légers. On dirait un simple croquis, quelques coups de crayons jetés sur le papier pour fixer une apparition fugitive.
La blancheur de ces pages nous offre la métaphore du désert dont la lumière éblouissante sature l’horizon, efface les paysages, les contours, les détails. J’imagine que ces visages émergent du désert environnant comme ils saillent ici de la page : dans l’instant et la proximité.
Ils semblent déboucher de nulle part. On ne les a pas vus venir. Ils pourraient repartir sans laisser de trace. En constatant que certains portent des paniers, je devine qu’ils suivent un chemin, mais je ne vois rien de leur parcours. Ils se ressemblent, sans être ensemble pour autant. Ils apparaissent un à un.
Un prénom les individualise et les retient de verser dans l’anonymat. Celui des catégories, des silhouettes, des types humains. Je ne peux pas me contenter de les considérer comme des « hommes du désert ». Dès lors que rien ne les rattache à un cadre, un contexte, un paysage reconnaissable, pour les identifier collectivement, ils affichent avec évidence leur singularité. On ne peut pas les confondre. Agag sourit, Gaïlan s’interroge, Gamal fait face.
Ils ne sont pas là non plus pour inscrire leur présence dans la vue des fouilles archéologiques, pour donner avec leur corps l’échelle des excavations ou des parois dégagées. Leur visage occupe presque toute la photographie, escamotant à son tour l’espace qui les entoure. Contrairement à l’habitude, on ne verra rien des archéologues qui dirigent les opérations. Ici, la photographie fouille le visage des tâcherons, embauchés pour leur force musculaire, pas pour leur personnalité. Renversement de perspective, que renforce la contre-plongée.
Mis ainsi « en lumière », leur visage est une énigme. La blancheur estompe leurs traits. Mais pas à la manière du « modelé » qui embellissait les portraits classiques en polissant les défauts de la nature. Ici, la nature n’a cure des visages. Le soleil est de plomb, la poussière intraitable. Que reste-t-il de leurs expressions, de leurs sentiments, de leur âge ?
Indéfinissables.Protections ou attributs culturels, leurs vêtements nous imposent une nouvelle restriction visuelle. Ils empiètent sur leur visage dont ils ne laissent souvent voir qu’une partie : turbans au ras des sourcils, masquant les oreilles, pour finir par envelopper le reste, à l’exception des yeux. Extrait d’un paysage effacé par l’aveuglante lumière du soleil et la vibration étouffante de la poussière, donc sans quasiment rien autour, leur visage est lui-même dérobé. En même temps que menacé par la poussière des déblais dont s’extraient, panier après panier, les vestiges archéologiques.
Ces visages couverts de la poussière du temps nous livrent un éclat d’autant plus frappant : leur regard.
Regard noir, dans cet environnement écrasant de blancheur. Regard qui aspire le nôtre par sa frontalité. Regard ô combien personnel. A lui seul, ce regard fait le portrait. Autant, sinon plus, que le prénom qui l’accompagne. On peut réduire un visage à très peu de choses sans qu’il cesse pour autant d’être un portrait. Mais on ne peut en supprimer le regard. Ici, où presque tout est effacé, il nous suffit de capter ces regards pour avoir la certitude d’être en présence d’une galerie de portraits.
Il y a, dans ces effigies à peine imprimées sur la page, quelque chose de la photographie ancienne. On pourrait croire à des plaques affadies par le temps, dont les derniers reflets viendraient d’être sauvés. De nouveau, le motif de la fragilité et de l’effacement qui menace.
Sans autre légende que ces prénoms qui interdisent toute généralisation, je peux verser dans la légende. J’invente ma propre histoire. Dans ces hommes qui déblaient les vestiges de leurs glorieux ancêtres, je crois tenir l’image vivante des soldats de Saladin. Leur visage d’aujourd’hui, si énigmatique à force d’être détaché de tout, m’offre un raccourci rêveur avec l’époque des grands califes, comme si les fouilles ne restituaient pas de simples traces, mais bel et bien les hommes de cette époque-là. Devant ces pages, et contre toute vraisemblance historique, je me plais à croire – pour paraphraser Roland Barthes dans La Chambre claire – que je vois les yeux qui ont vu Saladin.